Thiviers, en Périgord, des rues propres et des hauts-parleurs fixés un peu partout diffusent une dance sans concession. Aux platines, une équipe d’ados en folie qui hésitent encore entre meufs et mobylettes.
En quittant Paris et en s’enfonçant profondément à coups de machettes dans la campagne française, on croyait en avoir fini avec la dictature des DJ’s, ces pousse-disques antipathiques qui pullulent à tout les coins de rues du côté de Bastille. Thiviers, notre point de chute, semblait l’endroit idéal pour se dépolluer les tympans, un havre de paix au cœur du Périgord vert connu pour son marché au foie gras et son abattoir, mais également célèbre pour avoir accueilli dans ses murs le jeune Jean-Paul Sartre.
Dans la vallée, o-hé !
Là-bas, des oiseaux, des tracteurs, deux supermarchés, quelques voitures, une piscine, mais, par bonheur, rien qui puisse faire penser à un sosie de Laurent Garnier en congé avec sa collection de disques sous le bras. Malgré ces signes encourageants, et après une première nuit réparatrice, survient le drame. En ouvrant les volets de ma chambre, j’entends matinalement s’échapper de la rue un refrain bien connu ( » Dans la vallée, Ohé… « ) dont on doit la paternité entêtante au groupe de rappers celtiques » Manau « .
Du son partout
Est-ce un voisin qui se lâche ? Une voisine qui danse nue sous sa douche, transistor à fond et fenêtre entrebâillée ? Un runner local, qui répare son V8 au son de radio France Périgord ? Non, rien de tout cela. Après une rapide séance d’investigation, je me rends compte que le responsable de ce réveil mélodieux n’est autre qu’un haut-parleur accroché à un poteau électrique en face de ma fenêtre. Et qu’un peu plus loin, il y a d’autres haut-parleurs de ce genre. Accrochés à d’autres poteaux électriques. Et qu’en fait, il y en a partout dans le village. Près des volets, sous les balcons, au-dessus des portes. Aaaaaahhhhhh !
Une voix obsédante
Thiviers, un peu à l’image du village du Prisonnier, a pour étonnante particularité d’être entièrement sonorisé. La musique vous suit partout, que vous alliez acheter votre journal ou prendre un café, et il vous arrive parfois de vous imaginer dans la peau du n°6, celui qui vivait sous le contrôle permanent d’une voix obsédante. Envahies par de la dream, de la dance ou du raï, les rues dépeuplées du village font penser à une discothèque géante et déserte, un » Macumba » à ciel ouvert où personne ne danse.
Qui est le n° 1
Mais au fait, qui est le n° 1 ? A quoi ressemble le DJ fou qui contrôle cette armée de haut-parleurs nasillards et qui règne sur les 3000 systèmes auditifs de cette agglomération située à une quarantaine de kilomètres de Périgueux ? Après une rapide enquête à la Mike Hammer et grâce à de solides tuyaux glanés auprès d’indics du secteur, j’investis un local situé en plein centre ville, à l’arrière du Syndicat d’initiative. Il y a là, dans une pièce où sont punaisés les posters de Laure Sinclair et de la Menace fantôme, du matériel hi-fi et quatre jeunes dont certains ont l’air de sortir du film » Wayne’s world « .
Pas foutre le bordel !
Deux d’entre eux, louvoyant aux alentours de la quinzaine, animent la sono’ ; les autres sont là en visiteurs et espèrent se faire intégrer prochainement à l’équipe ( » C’est quoi les critères pour être admis ? » – » Pas foutre le bordel ! « ). Après nous avoir rapidement fait visiter la pièce fraîchement repeinte, Bertrand, casque de mobylette à la main, nous explique la genèse de cette étrange aventure : » Au départ, c’est l’idée d’une bande de copains qui a proposé à la municipalité d’animer les rues. C’était il y a environ cinq ans. Et puis, maintenant qu’ils ont dix-huit ans, ils doivent partir faire leurs études ailleurs. Alors ils ont transmis le flambeau à la génération suivante. Avant, on était six. Bientôt, on sera plus que trois. »
Optique 2000
Fonctionnant pendant les deux mois de vacances d’été et à Noël, de 10 h à 12 h et de 15 h à 18 h, la sono’ de Thiviers vit du bon vouloir de la municipalité (qui prête le matériel et doit théoriquement s’occuper de l’entretien) et des pubs achetées 100 francs pièce par les commerçants locaux (la boucherie-charcuterie de la rue Latour, le salon de coiffure Rex, la lingerie Christelle ou bien encore l’Optique 2000).
Dance attitude
Entre deux annonces, dont le ton fait parfois penser à d’antiques réclames, Bertrand, Olivier et David balancent, dans les fils qui serpentent le long des rues, leur bloubiboulga sonique : L’été des hits, Méga Disco, N°1 DJ, Dance Attitude et autres compils, mais aussi The Offspring, Ricky Martin, Lady Laistee, Yannick,… » On n’achète quasiment rien, explique Bertrand. Soit c’est de la musique récupérée sur Internet grâce au MP3, soit des disques que nous prête un copain DJ qui travaille à la Dolce Vita, à St-Yrieix. »
Dictature musicale
Il peut ainsi vous arriver de croiser, dans les rues de Thiviers, un papy à sonotone qui avance en dodelinant au son surpuissant d’un disque de hard-core. Mais ce genre de spectacle plutôt attendrissant n’est pas du goût de tout le monde. Certains commerçants, excédés par cette musique de zoulou, sont allés jusqu’à couper au sécateur les fils des haut-parleurs qui jouxtaient leur enseigne. D’autres, selon cette vieille stratégie de guérilla villageoise, font circuler des rumeurs (il y aurait des filles nues dans le local !) ou encore se plaignent de la dictature musicale qui fait si peu de place à la démocratie du goût, à la valse et à la musette.
Tam-tam de nègre
» Un jour où on passait du raï, y’a une mémé qui est montée au local et qui s’est mise à gueuler : » Arrêtez ce tam-tam de nègre ! « . Souvent, poursuit Bertrand, les gens se plaignent parce que c’est trop fort. Pourtant, on essaye de ne pas exagérer. C’est vrai, on ne passe pas trop de classique, mais pas trop de techno non plus. » A Thiviers, le dialogue entre les générations a trouvé avec les haut-parleurs un porte-voix idéal. A grand renfort de compilation dance et de rythmes binaires, le trio de programmateurs pubères fait connaître au reste de la population son point de vue juvénile : mieux vaut le bruit que l’ennui.
On se fait chier
« C’est quand même plus sympa une ville en musique. Et puis ici, à la sono, c’est un peu notre squat’, on est entre copains, on écoute de la musique, on discute. Sinon, à Thiviers, on se fait chier… » Un pistolet en plastique à la main, une veste de sport Adidas sur le dos, avec des airs de cailleras de campagne, les piliers bénévoles de la sono aident le temps à s’écouler en programmant des disques et en parlant des filles ( » Putain, celle là, elle est pas mal ! Elle a vachement changé depuis l’année dernière » – » C’est clair. Tu te l’ai faite ? « ). Dans ce petit coin de campagne qui vivote loin des grandes agglomérations, la culture cité et la culture MTV ont déposé leurs sédiments. Les jeunes plantes, produit de la tradition agricole et la » révolution » numérique, semblent être en bonne santé. Et ma foi, c’est bien là l’essentiel.